Naviguer entre volatilité et imprévisibilité

14 février 2025

Pascal Blackburne

L’irruption du nouveau venu chinois Deepseek dans le monde des logiciels d’intelligence artificielle (IA) a provoqué un choc sur les marchés financiers, exerçant une pression à la baisse, brève mais intense, sur les mégacaps technologiques américaines. À nos yeux, cependant, la plus grande surprise a été que les investisseurs n’aient pas anticipé une telle évolution. Ou, autrement dit, que les capacités technologiques de la Chine soient encore si largement sous-estimées. La décision de rendre Deepseek « open source » (c’est-à-dire que le code du logiciel est accessible au public) sera certainement une épine dans le pied du président Trump et de ses « amis » de plus en plus puissants de la Silicon Valley. Sans oublier que le constructeur chinois de voitures électriques BYD va bientôt mettre à disposition son logiciel de conduite « mains libres » sans frais supplémentaires dans ses modèles, ce qui ne devrait pas plaire à Tesla…

Notre réticence à investir dans des actions liées à l’IA en raison de leurs valorisations élevées semble plutôt justifiée à la lumière de ces récentes initiatives chinoises. Nous n’avions aucune inquiétude quant aux qualités et aux capacités de ces entreprises, mais elles étaient saluées par le marché comme les gagnantes de l’ensemble du futur gâteau de l’IA – et plus encore. Oubliant que quelqu’un d’autre, quelque part ailleurs, pourrait, un jour, contester leur domination.

Ce jour est désormais arrivé, et pourtant certains observateurs continuent de minimiser la menace, arguant que le coût réel du développement de Deepseek dépasse largement les 6 millions de dollars annoncés, que la Chine a réussi à s’approvisionner en puces d’IA haut de gamme juste avant l’interdiction des exportations américaines, ou qu’aucun utilisateur occidental ne voudra confier ses données à un modèle d’IA chinois.

Toutefois, la nature « open source » de Deepseek permettra à d’innombrables entreprises et start-ups (y compris occidentales et indiennes) de créer des « applications » à partir du code (probablement dans un premier temps sans avoir à payer de licence) ainsi que le développer. Ce qui, à terme, fera perdre à l’ensemble de l’entreprise son caractère chinois et en fera un concurrent redoutable pour les entreprises américaines d’IA. Il n’est donc pas étonnant qu’un consortium autour d’Elon Musk, conscient du danger, ait immédiatement fait une offre de pas moins de 100 milliards de dollars pour le code de ChatGPT (OpenAI), dans l’intention de le rendre « open source » (à nouveau) et de concurrencer ainsi Deepseek à l’avenir. Il va sans dire que les cabinets d’avocats étudient entre-temps les moyens de protéger les droits de propriété existants de leurs clients dans le domaine de l’IA et les motifs éventuels pour lesquels l’utilisation de Deepseek peut être interdite. Restez à l’écoute.

Pour l’Europe, cette évolution vers l’IA « open source » pourrait être l’occasion de reprendre le train en marche. Bien que notre continent ait une présence limitée sur ce marché aujourd’hui, les racines de l’IA se trouvent au Benelux. En effet, la technologie vocale et le traitement du langage naturel, précurseurs des grands modèles de langage (LLM) de l’IA, ont été développés à la fin du siècle dernier par Philips, l’université de Gand et Lernout & Hauspie, entre autres, avant d’atterrir dans les mains des États-Unis.

La correction de janvier sur les marchés d’actions et les grands noms de la technologie américaine n’a pas duré. Comme c’est souvent le cas, le marché a réagi fortement à la publication de la nouvelle, mais il est rapidement revenu à sa position habituelle (optimiste). Selon nous, l’impact réel n’a pas encore eu lieu, et ce pour deux raisons.

Tout d’abord, Deepseek n’est qu’un nouveau signe que la Chine est devenue une superpuissance technologique, grâce à des investissements publics massifs et à un vaste vivier de diplômés en sciences et en technologie. Nous savions déjà que les entreprises chinoises pouvaient fabriquer des smartphones de qualité supérieure, ainsi que des véhicules électriques à la fois moins chers et plus efficaces que les modèles occidentaux actuels. Aujourd’hui, c’est au tour de Deepseek dans le domaine de l’IA, et il y a fort à parier que la Chine s’aventurera bientôt dans d’autres segments technologiques à croissance rapide, tels que le cloud avancé.

Deuxièmement, le fait de rendre Deepseek open source était très probablement une tactique délibérée des autorités chinoises. Aucune direction d’entreprise n’est encline à poursuivre un tel modèle commercial de son propre chef, étant donné les difficultés qu’il implique pour générer des revenus. Il suffit de penser au pionnier américain OpenAI qui, après quelques années sans but lucratif (et avec des revenus limités), s’est finalement associé à Microsoft (et est aujourd’hui convoité par Elon Musk).

En effet, la Chine semble vouloir saper la position des oligopoles américains de la haute technologie – au moment précis où ils ont tous choisi de s’aligner sur le nouveau régime de Trump. L’ampleur du danger pour leur modèle commercial actuel reste bien sûr une question ouverte, mais au moins une part importante de leur marché potentiel est menacée.

En ce qui concerne le nouveau président des États-Unis, le volume de décrets (et d’annonces) publiés depuis son investiture est impressionnant. Il témoigne d’une préparation minutieuse et réfléchie, mais aussi d’une intention de créer un environnement si chaotique que l’opposition s’en trouve étourdie. En outre, l’administration Trump abuse de la loi sur la sécurité nationale pour contourner les freins et contrepoids du Congrès en matière de politique intérieure. Il ne reste donc que le système juridique, avec son fonctionnement lent, pour bloquer la mise en œuvre des nombreux décrets (souvent illégaux).

Sur le plan international, le président Trump dispose d’une plus grande marge de manœuvre et les droits de douane sont un bon exemple de sa tactique « America First ». Il a annoncé des hausses importantes (25 %) sur les importations en provenance du Canada et du Mexique, pour ensuite retarder leur mise en œuvre d’un mois (afin de négocier toutes sortes de questions avec ces deux pays dans l’intervalle). Il a également menacé l’Union européenne de droits de douane sur les importations, mais n’a guère agi (jusqu’à présent), et il a fait adopter un droit de douane supplémentaire de 10 % sur les produits en provenance de Chine.

Soulignant les risques – pour toutes les parties – d’une guerre commerciale mondiale, les autorités chinoises sont jusqu’à présent restées plutôt modérées dans leurs mesures de rétorsion, la plus notable étant le contrôle des exportations de 25 métaux rares nécessaires à la fabrication de semi-conducteurs et de batteries. Un moyen, comme Deepseek, de nuire aux titans américains de la technologie ?

Dans un environnement économique et géopolitique aussi imprévisible, une diversification maximale reste le mot d’ordre pour les investisseurs. Dans le domaine des actions en particulier, il n’y a certainement pas de choix évident aujourd’hui. Le marché américain est, pour le moment, celui où l’on peut s’attendre à la plus grande croissance des bénéfices, mais les valorisations sont très élevées et il n’y a plus de prime de risque. Les actions européennes sont moins chères et le positionnement des investisseurs reste négatif, mais leur prime de risque est également faible et les meilleures affaires se trouvent dans le segment des petites et moyennes capitalisations, c’est-à-dire précisément les entreprises qui seraient les plus touchées par une escalade de la guerre commerciale (déplacer la production d’une région à l’autre est beaucoup plus difficile pour les petites entreprises que pour les multinationales dont les installations de production sont réparties dans le monde entier). Il convient toutefois de noter que les flux d’investisseurs vers les marchés d’actions européens ont été positifs en janvier, après des mois en territoire négatif : un changement serait-il en train de s’opérer ? Quant aux entreprises technologiques chinoises, elles semblent présenter des opportunités, même après leur fort rebond depuis le début de l’année (une forme de rattrapage après de nombreuses années de sous-performance). Elles se négocient encore à « seulement » 19,5 fois les bénéfices prévus pour 2025, bien en deçà du multiple de 43,5 fois de leurs homologues américaines. Mais il faut bien sûr ajouter le facteur de risque lié à la Chine.

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