LE PRIX DE LA RARETÉ

10 juin 2021

Pascal Blackburne

Alors que les économies (développées) trouvent enfin le moyen de sortir du chaos induit par le Covid-19, la demande dépasse rapidement la capacité de production – ce qui donne lieu aux premiers signes tangibles d’inflation. Le consensus considère que ces pressions sur les prix ne sont que temporaires, mais il néglige peut-être d’autres facteurs, plus structurels, liés au nécessaire renouvellement des infrastructures et à la transition environnementale. Sans compter les risques d’une tendance à la hausse des salaires.

Le marché actuel du vélo est symptomatique des forces en présence. Malgré les efforts des fournisseurs de composants (certaines usines travaillant déjà en équipes doubles et ce 6 jours par semaine), les producteurs de vélos ne peuvent souvent pas assurer la livraison des nouvelles commandes avant 2023! Les goulets d’étranglement logistiques ne font qu’aggraver le problème. Ainsi, les clients qui disposent actuellement d’une épargne abondante, qui ont envie de faire des folies avec la réouverture des économies et qui réalisent de plus en plus qu’un moyen de transport plus écologique est justifié, ne sont pas en mesure d’obtenir ce à quoi ils sont tellement habitués à l’ère d’Internet : une satisfaction immédiate de leur besoin.

Cette combinaison de demande refoulée liée à la pandémie et de dépenses environnementales et d’infrastructures à plus long terme, fait grimper les prix des matériaux de base. Pour n’en citer que quelques-uns, au moment où nous écrivons ces lignes, le pétrole brut WTI a augmenté de 43% depuis le début de l’année, le cuivre de 27%, l’aluminium de 22% et le minerai de fer de 16%. Que les prix de l’énergie soient en tête de cette liste, alors même que le monde s’est enfin rapproché de l’objectif de neutralité en matière de CO2 en 2050, peut sembler paradoxal. La vérité est que la voie empruntée (par exemple, l’amélioration de l’isolation des bâtiments) fait souvent appel à des produits pétrochimiques. Et ce, alors même que les militants et les investisseurs dissuadent les entreprises énergétiques d’investir dans de nouveaux projets d’exploration.

Le scénario de « la hausse de la demande et la baisse de l’offre » est similaire dans l’industrie minière. Remplacer le parc automobile actuel par des modèles électriques, ce qui est la tendance actuelle, nécessiterait non seulement une importante capacité de production d’électricité supplémentaire, mais impliquerait également une multiplication par cinq de la consommation de cuivre. Or, les parcelles les plus concentrées en minerai des mines de cuivre ont généralement déjà été exploitées. Pour simplement maintenir les niveaux de production, il faudra exploiter de plus grandes surfaces. Les éoliennes ? Elles utilisent d’énormes quantités d’acier, lui-même issu de l’extraction de minerai de fer et (Dieu nous pardonne) de charbon !

En effet, à moins que des changements comportementaux majeurs ne se produisent, résoudre le problème du CO2 aussi rapidement qu’il est nécessaire aujourd’hui (parce qu’on a commencé si tardivement) créera d’autres problèmes : l’inflation, principalement, ainsi que différents types de dommages environnementaux. Par changements de comportement, nous entendons, par exemple, une plus grande acceptation du covoiturage. Ou la mise en commun du transport de marchandises sur route.

Et les consommateurs devront s’adapter à des délais de livraison plus longs. Le mode de fonctionnement des plates-formes de commerce électronique pourrait changer radicalement à mesure que nous passons de marchés axés sur les volumes à des marchés axés sur les prix. Imaginez qu’au lieu de vendre une place d’avion ou une chambre d’hôtel à un prix donné, les sites de réservation de voyages les mettent aux enchères ? Qu’est-ce que cela signifierait pour l’inflation, et comment serait-elle prise en compte ? Pénurie, inflation, inégalité: tous les ingrédients sont réunis pour susciter le mécontentement du public, les médias sociaux amplifiant la colère et la canalisant éventuellement vers un nouveau mouvement de protestation. Cela pourrait amener la main-d’œuvre à participer à nouveau, par le biais d’augmentations de salaire, au processus de création de valeur comme dans les années 60 et 70 du siècle dernier. Mais cette fois, probablement sans les syndicats à la manœuvre

Mais ne vous méprenez pas : aussi difficile et imprévisible que soit l’avenir, il présente également de grandes opportunités d’investissement. La modernisation des infrastructures et la révolution environnementale qui ne font que commencer pourraient donner lieu à une décennie « 2020 rugissante », dont les entreprises actives dans des secteurs aussi variés que les éoliennes en mer, les voitures électriques ou les semi-conducteurs pourraient profiter, ainsi que celles, plus généralement, qui bénéficient d’une capacité de fixation des prix.

Dans les portefeuilles, ces noms méritent une place, à condition qu’ils aient de la substance et que leur valorisation soit raisonnable. Plus généralement, compte tenu du degré actuel de complaisance sur les marchés financiers, notamment en matière d’inflation, la prudence commande de maintenir l’exposition globale au risque dans la limite fixée – en réduisant les positions au fur et à mesure de la hausse des cours boursiers – et en conservant certaines protections via des options.

MESURER L’INFLATION

Les titres des médias, qu’ils soient financiers ou grand public, sont remplis d’articles sur l’inflation ces jours-ci. Mais à quelle vitesse les prix augmentent-ils réellement ? Quelles catégories de produits sont les plus touchées ? Quels sont les facteurs à l’origine de cette hausse ? Et comment calcule-t-on exactement l’inflation ?

Bien que cette lettre ne se veuille en aucun cas un manuel d’économie, nous avons pensé qu’après des décennies de désinflation, voire de déflation, apporter quelques réponses à ces questions « de base » pourrait être utile à nos lecteurs.

Commençons par les deux mesures les plus connues de l’inflation : l’indice des prix à la production (IPP) et l’indice des prix à la consommation (IPC). Le premier examine les variations de prix du point de vue du vendeur, le second du point de vue de l’acheteur. Tous deux sont basés sur un panier de composants, dont les pondérations sont censées refléter leur importance relative pour le vendeur/acheteur moyen – et sont ajustés périodiquement.

Pour mesurer avec précision la variation du prix d’une composante donnée du panier de l’IPC, il faut également tenir compte de l’évolution de ses caractéristiques, que ce soit en raison de facteurs saisonniers ou de l’innovation. L’utilisation d’une méthode hédoniste pour ajuster à la variation d’un bien est une façon de procéder, dont on pense généralement qu’elle a contribué à maintenir le taux de l’IPC à un bas niveau au cours des deux dernières décennies de progrès technologiques rapides.

L’inflation peut être soit de la forme « cost-push », où l’IPP évolue en premier et se répercute ensuite sur l’IPC, soit de la forme « demand-pull », où la consommation finale augmente plus vite que la capacité de production. Parfois – comme cela pourrait être le cas aujourd’hui – les deux formes d’inflation se produisent simultanément. Et si elles en viennent à se nourrir l’une de l’autre, alors se met en place la tristement célèbre « spirale inflationniste ».

La dernière publication de l’IPC américain, pour le mois d’avril, s’est avérée quelque peu choquante – d’où tout ce battage médiatique. Le taux global a augmenté de 0,8 % par rapport au mois précédent (contre 0,2 % attendu) et de 4,2 % en glissement annuel (contre 3,6 % attendu). Si l’on exclut les prix de l’alimentation et de l’énergie, qui sont généralement les composantes les plus volatiles, les hausses de prix ont été respectivement de 0,9 % et de 3,0 % (également bien au-dessus des attentes de 0,3 % et de 2,3 %).

La Réserve fédérale américaine, ainsi que la plupart des économistes, ont rejeté les inquiétudes suscitées par ces chiffres, même si la hausse mensuelle de l’inflation de base était la plus importante depuis 1981, en faisant valoir qu’ils intègrent d’importants effets de base induits par la pandémie (il y a un an, une grande partie du monde était confiné, ce qui signifie que l’inflation était « artificiellement » faible). En fait, la banque centrale américaine a récemment modifié son cadre de politique monétaire de sorte que l’inflation de 2 % ne soit pas une limite en soi, mais un niveau moyen à viser sur une période prolongée. En d’autres termes, elle est heureuse de laisser l’inflation dépasser 2 % pendant un certain temps, sans adopter une politique monétaire plus stricte. Comment peut-elle être si sûre que les pressions sur les prix observées actuellement ne sont que transitoires ? Nous devons admettre que cela nous semble quelque peu étrange.

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